« J’aurais aimé qu’il en soit autrement, mais il a fallu que je devienne maman pour réaliser qu’il est compliqué d’aller au restaurant avec un enfant », confesse Pia Renaudat, cheffe et copropriétaire de la cantine-épicerie bruxelloise Le Petit Mercado, où l’on vient démarrer sa journée du bon pied, s’envoyer un plat du jour à l’heure du déjeuner ou prendre une pause-café. « En tant que parents, on ne se sent pas toujours super bienvenus », estime la jeune maman de 33 ans, dont la vie professionnelle s’est principalement déroulée en salle ou derrière un comptoir.
Les raisons ? Espaces étriqués, absence de matériel adapté (quelqu’un a vu la table à langer ?), voisin·es aux regards courroucés… et bien souvent, « pas grand-chose sur la carte qui peut matcher avec un enfant », regrette Pia. Voilà pourquoi, cinq ans après la naissance de son établissement, et deux après celle de son petit garçon, elle a ajouté une option « Tout Petit Mercado » à sa carte du mercredi. La seule condition pour pouvoir goûter à ses boulettes sauce tomate, accompagnées d’un jus de pomme et d’une boule de glace ? Ne pas avoir atteint la majorité, ce qui réjouit un marmot pouvant aussi bien satisfaire un ado. Mais est-ce la seule manière de penser un menu enfant ?

© Le Petit Mercado
Il y en aura pour tout le monde
Il y a les adresses qui gardent bien à l’esprit leur pyramide alimentaire, comme le restaurant gastronomique arlésien d’Armand Arnal, La Chassagnette, proposant filet de volaille ou de poisson, riz de Camargue et légumes du potager ; celles qui pensent avant tout au plaisir des hauts-comme-trois-pommes, à l’image des nuggets de poulet fermier, frites fraîches et mayo, escortées d’une limonade, dans le néo-estaminet lillois Bierbuik de Florent Ladeyn ; et les propositions orientées découverte, qui ne sont parfois rien d’autre qu’un menu adulte rétréci, à l’instar de la formule « P’tit Loup » de l’Auberge du Vert Mont – l’adresse au vert du même chef, également proprio de Bloempot, Klok, Krevette et Bisteack. Alors, à choisir ? Sur le plan nutritionnel, « il n’y a pas de menu enfant plus adapté qu’un autre », affirme la gastroentérologue pédiatrique Madeleine Aumar depuis le CHU de Lille, expliquant que même un repas plus protéiné, gras et sucré, peut tout à fait convenir aux kids si le reste de leur alimentation est équilibrée. Selon elle, l’offre culinaire à destination des enfants soulève plutôt « la question du message que les chefs veulent faire passer ». Une certaine vision de la restauration.

© Le Petit Mercado
« J’ai envie que Le Petit Mercado soit un endroit fédérateur, qui plaise au plus grand nombre », embraie Pia Renaudat. Derrière son comptoir carrelé, entourée d’une flopée de produits joyeusement castés, elle estime avoir plutôt orienté sa cuisine sur la simplicité, l’efficacité et le plaisir de tous·tes. L’entrepreneure, graphiste de formation, est aussi une cuisinière autodidacte. « Ma technique culinaire n’est pas extrêmement développée. Du coup, je propose des plats faciles, rapides et pas trop chers, cuisinés avec les produits de mon épicerie. Ma cuisine est plus axée “plaisir” que “découverte”. » Quand d’autres chef·fes revendiquent de porter la double casquette de pourvoyeur·se de plaisir et d’éducateur·rice au goût. C’est le cas de Connie Zagora, qui considère qu’au restaurant, « proposer des nuggets avec du riz et une boule de glace à la vanille est un peu réducteur et ennuyant ».
La cheffe suédoise a donc décidé, dans son classieux café scandi-lyonnais Le Kitchen, de présenter la même carte de 7 à 77 ans. « Aller au restaurant est un super moyen d’explorer de nouvelles saveurs », estime-t-elle. Au menu cette semaine-là ? Une assiette d’asperges et de petit épeautre de Haute Provence crémeux, avec émulsion citronnée et pétales de courge, dont elle simplifie le dressage afin de rendre le plat plus accessible aux petit·es voisin·es de table. Et si c’est souvent aux parents que revient d’abord le choix du restaurant, le fait que les enfants choisissent aussi leurs plats à la carte est, selon Connie Zagora, un excellent moyen pour eux de découvrir leur libre-arbitre.
Du « enfants admis » au « kid-friendly »
« En tant que maman, si je vais au restaurant, je n’ai pas envie de devoir batailler pour faire manger à mon enfant une assiette que j’ai payée 15 €, sans avoir moi-même l’occasion de manger mon plat », assume Pia Renaudat du Petit Mercado. Et le restaurateur en série Florent Ladeyn de rappeler qu’un resto, pour un enfant, « c’est quand même quelque chose d’assez impressionnant ». Raison de plus, pour certains gastros (dont le cadre comme la cuisine peuvent être d’autant plus perturbants), de s’efforcer d’offrir une expérience mémorable à tout âge. Où la valorisation de l’enfant commence par « bien sourcer son produit, et le cuisiner en y mettant la même attention et le même soin que pour les adultes », expose Marine Roellinger, copropriétaire du Bistrot de Cancale et du gastronomique Coquillage en Bretagne. Avec une flexibilité et une communication accrue à l’égard des kids : « On essaie d’avoir un maximum d’informations sur nos plus jeunes clients en amont du repas. Ça nous permet de leur faire plaisir et de faire en sorte qu’ils s’en souviennent », souligne Armand Arnal de La Chassagnette.

La Chassagnette
© Benoit Millot
Au-delà du menu, c’est donc toute l’expérience d’hospitalité qui est (re)pensée – afin que l’assiette n’en pâtisse pas, justement. À commencer par la temporalité du repas, d’autant plus compliquée pour les marmots qu’elle est souvent plus longue dans les gastros : « Entre 4 et 8 ans, on leur propose un menu en trois temps pour leur donner l’opportunité de pouvoir bouger, aller dans le jardin, faire d’autres choses », précise Armand Arnal. C’est notamment la configuration de son restaurant, entouré d’un grand espace vert fermé aux portes de la Camargue, qui permet aux jeunes mangeur·ses de gambader librement. Le chef considère néanmoins qu’il est tout à fait possible de rendre le temps passé attablé plus ludique. « On les fait participer, on vient parfois faire une petite découpe en salle si on a le temps, pour qu’ils arrivent à intégrer le plaisir de la table. » Et si tous ces restaurateur·rices mettent effectivement les bouchées doubles pour accueillir au mieux les enfants dans leur restaurant, seul Armand Arnal affirme que son menu dédié est économiquement rentable.

La Chassagnette
© Benoit Millot
1 + 2 = des client·es heureux·ses
« Dans un restaurant gastronomique, un enfant compte pour un couvert mais mange pour moins cher. C’est sûr que si vous y emmenez cinq enfants, ce n’est pas du tout rentable », décrypte la restauratrice bretonne Marine Roellinger. Elle comprend ainsi que certain·es refusent les moins grand·es au sein de leur établissement, ne pouvant se permettre de faire l’impasse sur quelques couverts. Florent Ladeyn continue pourtant de défendre les « prix cassés » de ses menus enfants – 5 € à Bierbuik et 15 € à l’Auberge du Vert Mont. C’est qu’il fait ses calculs différemment : « Si les parents sentent qu’ils sont mal accueillis avec leurs enfants, ils ne vont pas prendre le supplément, ils ne vont pas se poser. Et des clients qui ne restent pas longtemps à table, ce sont des clients qui ne consomment pas. » Ajoutant : « Si on voit les choses à court terme, évidemment, c’est de l’argent qu’on ne gagne pas. Mais si on réfléchit un peu plus loin, c’est aussi une façon de fidéliser. » Son ouverture à l’égard des familles est liée à sa propre expérience de la parentalité : « Ça fait partie des sujets sur lesquels j’accepte volontiers de gagner moins d’argent, parce que ça me tient à cœur en tant que papa. »

Bierbuik
© Alexandra Battut - Agence Camille Carlier
L’important n’est donc pas tant le contenu de l’assiette des kids que la démarche qui s’y exprime. « C’est une façon d’accueillir et de faire plaisir à tout le monde », soutient Connie Zagora, avant de rappeler : « Il ne faut pas oublier que les enfants sont nos futurs clients, et peut-être aussi de futurs restaurateurs. »
Grailleuse discrète mais redoutablement efficace, Julie Zane ouvre l’œil sur Insta et croque l’info et les reustas pour le Fooding, en alternance de son master « Boire, Manger, Vivre » (tout un programme…) à Sciences Po.