1+1 = 2, la terre est ronde, la cuisine anglaise est immonde. Au pays des lumières gastronomiques, les petit·e·s Français·e·s grandissent avec l’idée que même leur cantoche vaut mieux que la popote outre-Manche. Jelly, Marmite et viandes bouillies sont dégainées à toutes les sauces (à la menthe chez Astérix, au vitriol dans la bouche de Chirac) pour rappeler à quel point les assiettes de nos voisin·e·s manquent de goût comme de classe. Des décennies durant, la culture populaire, des humoristes à la bande dessinée, en passant par la chanson et la publicité, en a fait l’un de ses running gags favoris. Les blagues les plus courtes ont beau être les meilleures, à ce sujet les Gaulois·es sont intarissables…
Difficile de ne pas y voir une « légère » arrogance, surtout lorsqu’il s’agit de cuisine. Alors, y a-t-il une part de vérité derrière le cliché ? Si l’on en croit le sociologue britannique Stephen Mennell, la cuisine anglaise a mauvaise réput’ depuis l’ère victorienne. La faute, au choix : au puritanisme qui condamnait les plaisirs de la bonne chère ; au départ massif des paysan·ne·s anglo-saxon·ne·s vers les grandes villes, où l’on nourrissait les travailleurs pauvres avec une cuisine médiocre, déjà indus’ ; et, effectivement, au succès de la cuisine française.
La soupe à la grimace
Pour Harry Lester, le chef anglais du divin Saint Eutrope à Clermont-Ferrand, ces préjugés trouvent également leur source dans la Seconde Guerre mondiale : « La guerre a détruit la cuisine britannique avec le rationnement. Les Français ont l’image d’une cuisine anglaise post-guerre qui était, c’est vrai, parfaitement dégueulasse. » Un célèbre dicton ne dit-il pas que les Anglais sont cuisiniers en enfer, quand les Frenchies le sont au paradis ? Une réflexion héritée du XIXe siècle (et en grande partie du XXe), alors que l’Hexagone tenait une position gastro-hégémonique. Auguste Escoffier a eu beau intégrer une flopée de recettes british à son mythique Guide culinaire de 1903, on lisait dans la presse de l’époque que la cuisine servie par les Anglais·es était « lourde, pataude, élavée », « moribonde », « mauvaise », « une piètre chose », « banale, morne et d’une grande médiocrité ». Rien que ça.
Et les toques de Sa Majesté venues mitonner en France peuvent témoigner de la persistance de ces clichés. « Au début, ce que j’entendais surtout au resto, c’était l’incrédulité des clients quand ils découvraient que le chef était anglais », raconte Alex Mahood, l’ex-cuistot de Jones. Même son de cornemuse du côté d’Edward Delling-Williams, ancien chef du Grand Bain et bientôt aux manettes de son Presbytere (in English dans le texte), qui se souvient d’un groupe de clientes demandant innocemment : « Comment avez-vous appris à si bien cuisiner, alors que vous venez de Londres ? »
New wave
Paradoxalement, durant tout le XIXe siècle, il était franchement bien vu de dîner dans les restos de cuisine anglaise que l’on trouvait un peu partout à Paname, du chicos Café Anglais sur le boulevard des Italiens au plus discret Katcomb, véritable repaire de foodies avant l’heure, où l’on allait s’encanailler de viandes rôties servies saignantes (une nouveauté à l’époque), d’ales et de plum pudding.
L’histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Dans les pages du guide Fooding depuis sa création il y a 21 ans, et dans la presse culinaire depuis une paire d’années maintenant, les cuisinier·ère·s britanniques connaissent un véritable retour en grâce. Et pour cause : celles et ceux qui peuplent les fourneaux français ont un sacré level. Élu cuisinier de l’année 2021, le chef de Robert Daniel Morgan était plein d’appréhension à l’idée de travailler dans un resto français lors de son arrivée à Paname, il y a six ans : « J’étais apeuré, stressé, mais je dois dire que j’ai été très agréablement surpris de la façon dont on m’a reçu. Il y avait beaucoup de bienveillance et je me suis bien intégré à la scène parisienne. »
« Je n’ai pas entendu de moqueries sur le fait que je sois une cheffe anglaise depuis au moins 8 ans », s’enthousiasme pour sa part Anna Trattles, cofondatrice des boulangeries Ten Belles formée, entre autres, chez Rose « Bakery » Carrarini, où l’on trouve depuis 2002 scones, carrot cake, rice pudding et crumbles aux fruits. Rose renchérit : « Le regard sur la cuisine anglaise a changé. Les gens voyagent et sont beaucoup plus ouverts qu’avant. Il n’y a plus cette méfiance envers les produits britanniques… On nous fait confiance ! »
Retour aux sources
Une question de génération ? Si Alex Mahood a encore du mal à faire goûter son agneau sauce mint à la tante basque de sa compagne âgée de 95 ans, il assure que le reste de sa belle-famille, elle, adore. Et dans le genre classicisme briton, le tout-Instagram s’est arraché le Christmas pudding de Gareth Storey (ex-Auberge de Chassignoles et Martin), mis en vente par le cuisinier pour les fêtes de fin d’année : « J’ai reçu énormément de demandes pour ce vieux dessert victorien pourtant peu connu en France, mais que j’adore et avec lequel j’ai beaucoup de souvenirs… J’étais très heureux et touché que des Français veuillent le découvrir avec un tel enthousiasme. »
Cerise sur le pudding ? La capitale accueille depuis 2017 une ambassade du goût britannique derrière la porte de L’Entente, l’adresse d’Oliver Woodhead. Shepherd’s pie, bœuf Wellington, devilled kidneys, sticky toffee pudding… Tous les classiques de la cuisine d’outre-Manche y sont fièrement représentés. « Les clients entrent ici en voulant être surpris et séduits par des plats typiquement anglais, parfois un peu rock’n’roll, et ça marche ! »
Et le Brexit n’aura pas réussi à venir à bout de cette curiosité nouvelle, plus forte que toute tentation de repli. Sans les Anglais·es, pas d’IPA ou d’imprononçable sauce Worcestershire, pas de Rose Carrarini ou de Harry Lester. Et qui voudrait s’attabler dans un monde sans eux ? Certainement pas le Fooding, qui doit beaucoup à l’éblouissant dynamisme de la scène bistronomique anglaise. Plus qu’un modèle, il s’agissait alors d’une révélation, qui ne cesse de se confirmer, de Paris à Marseille en passant par l’Auvergne. Preuve qu’en cuisine, rien n’est immuable, pourvu qu’on accepte de ravaler des poncifs par trop remâchés.
Matthieu Aussudre est journaliste et chercheur indépendant en histoire de l’alimentation. Quand il n’a pas le nez plongé dans un bouquin, il l’est dans son assiette ou dans un verre de vin. Forcément, il aime le fish and chips et les shortbreads.